« Etre sous le feu de la rampe »
[…] cette barrière de feu qu’on appelle la rampe du théâtre, […] sépare le monde réel du monde idéal […] Victor Hugo, préface de Ruy Blas, 1838.
Du temps de l’éclairage aux bougies, pour être bien éclairés et vus du public, les comédiens s’installaient à l’avant-scène, au plus près des sources de lumière. L’éclairage est alors fixe et composé des lustres de la salle et de la rampe de lampions installée au nez de scène.
Cette mise en avant temporaire de l’acteur au regard du public nous vaut l’expression « Etre sous le feu de la rampe » utilisée aujourd’hui pour désigner le fait d’être au centre de l’attention du public.
La rampe, sa fumée
Nicola Sabbattini écrit au au chapitre 39 de Pratica di fabricar scene e macchine ne’ teatri (1638) « Comment placer les lumières sur la scène » :
‘’On a coutume de poser grand nombre de lampions à huile en tête de la scène, […] mais on y perd, […] plus qu’on y gagne, car on croit éclairer davantage la scène et on la rend plus obscure et ténébreuse et je le sais par expérience, l’ayant vu maintes et maintes fois. Il est, en effet, nécessaire qu’il y ait en ces dits lumignons une mèche fort grosse pour qu’ils donnent plus de lumière et, du coup, ils font tant de fumée et si dense qu’il semble que soit interposé entre la vue des spectateurs et la scène un brouillard qui empêche d’en bien discerner le détail, sans compter la mauvaise odeur qu’épandent toujours les lampes à huile et surtout quand elles sont placées en bas. […] sans compter la gêne qu’ils peuvent éprouver pour réciter ou danser, la vue offusquée ainsi par ces lumières.’’ [Source Gallica]
En 1784, les quinquets, lampes à huile efficaces, font leur entrée sur la scène de la Comédie Française ; en 1820 le gaz fait son apparition au Théâtre de l’Odéon. Malgré ces évolutions techniques la situation de la fumée semble ne pas s’améliorer dans la majorité des salles.
– Extrait du Journal du génie civil, des sciences et des arts : à l’usage des ingénieurs constructeurs de vaisseaux, des architectes, des ingénieurs des ponts et chaussées, des peintres, des ingénieurs des mines, des sculpteurs, des ingénieurs mécaniciens ; des entrepreneurs de maçonnerie, de serrurerie, de peinture et de tous les artistes qui contribuent par leurs connaissances aux constructions civiles (édition : 1828-1847) [Source Gallica] :
‘‘ L’architecte doit donc supprimer, sans aucune considération, ces loges d’avant-scène où l’on a imaginé de faire asseoir l’orgueil, parce qu’il faut avoir effectivement perdu la raison pour se croire mieux placé dans un lieu où il n’y a plus d’illusion et où les feux de la rampe viennent en même temps vous enfumer et vous aveugler’’
L’argument de la fumée est ici peut-être abusivement exagéré pour justifier la suppression des loges (au sens de privilège). Alexandre Corréard, le directeur de la publication est un des rares survivants du radeau de la Méduse – drame imputable à l’incompétence d’un aristocrate promu sans expérience capitaine lors de la 2de Restauration.
La rampe étant au ras de la scène, pourquoi être « sous » le feu de la rampe ?
Poursuivons en mer sur un bâtiment de guerre de la Royale. Les canons sont mis en batterie, à chaque bordée tirée, la fumée envahie le pont et le masque à la vue de la dunette où se trouve le capitaine, spectateur privilégié, tout comme la fumée au théâtre masque la scène au public. Nos bougies sont comme des fûts de canons pointés vers le comédien.
« Etre sous le feu de la rampe » renvoie à une autre expression « être sous le feu de l’ennemi » liée à l’apparition des canons. Du fait du tir en cloche, la cible était fatalement « sous » le boulet. Les premières pièces à feu européennes sont des bombardes et datent de la fin du 14ème. L’expression militaire date au moins de la seconde moitié du 16ème. Par extension l’expression « être sous le feu de l’ennemi » s’est appliquée à la menace de toute arme à feu, comme par exemple les mousquets. Le tir groupé d’une unité de mousquetaires provoquait un tel panache de fumée qu’il pouvait les masquer à la vue de tous sur le théâtre des opérations.
Si les bougies de la rampe produisaient autant de fumée qu’une décharge de mousquets, l’expression est peut-être due à notre célèbre Gascon. Le théâtre au Palais-Cardinal (de Richelieu, futur Palais Royal) a été équipé d’une rampe en 1640. Six ans plus tard le corps des mousquetaires est dissous car trop turbulent.
‘‘Quand on eut soupé au son de toute sorte d’instrumens, placez à une juste distance pour ne nuire pas à la conversation ; les Dragons qui estoient en de ça de la Riviere, la passerent sous le feu du Canon, & vinrent donner avec le reste des Troupes par trois endroits diférens.’’ Le Mercure – Edition datant de 1678. [Source : Gallica]
L’expression est-elle due à un marin, un artilleur ou un mousquetaire ?
Les marins ont l’avantage. Ils ont officié en tant que machinistes et de leur bon sens nous avons hérité, sous peine de malheur, l’interdiction d’utiliser le terme co**e sur le plateau de théâtre. L’usage des termes cour et jardin n’est pas sans rappeler le pragmatisme qui divise les planches d’un navire entre bâbord et tribord.
De quand date l’expression ?
A priori elle est nécessairement postérieure à celle bombardée à la fin du 14ème. Si l’étincelle de la pierre à feu des mousquetaires les a inspirés à la vue de la fumée de la rampe, cela nous porte à la seconde moitié du 17ème siècle. Durant le siècle des Lumières, voici une autre étincelle qui lie canon, fumée, lumière, son. En 1738 eurent lieu des expériences pour mesurer la vitesse du son à l’aide de coups de canon tirés la nuit pour voir les flammes sortant de la bouche de l’arme.
En fouillant les documents digitalisés via le site Gallica de la BnF, la trace de notre expression n’apparaît qu’un siècle plus tard.
‘‘encore l’image de Gustave venait-elle souvent la surprendre sous le feu de la rampe et au milieu de l’action du drame’’ L’actrice et le faubourien : roman de moeurs. Tome 3 / par MM. Marie Aycard et Auguste Ricard (1834)
De deux choses l’une, l’auteur est notre inventeur, l’auteur a repris une expression préexistante à son œuvre, mais au moins cela fixe une date.
Y a-t-il eu une influence étrangère ?
L’expression équivalente en anglais est « in the limelight ». Cette lumière vive et blanche était obtenue en chauffant de la chaux (lime) par un chalumeau enflammé d’oxhydrique (hydrogène et oxygène). Qui l’améliore ? Thomas Drummond, un marin. La première application en intérieur est au Théâtre public de Covent Garden à Londres en 1837. L’expression française précède donc celle anglaise mais peut-être celle-ci est-elle juste une modernisation d’une expression antérieure ?
Que l’expression soit issue d’une boutade des marins manœuvrant au théâtre est une idée plaisante. En effet ils ont connu le feu ennemi et les ponts envahis par la fumée des bordées de canons. Ceci devait les rendre solidaires des comédiens venus s’exposer à la fumée sous le feu des canons de cire de la rampe. L’expression reprise par un critique théâtral dans un article ou peut-être dans les salons aura été popularisée durant la monarchie de Juillet.
L’illustration principale de cet article est extraite de Limelight le dernier film de Chaplin aux USA. Pour redécouvrir les panaches de fumée, un autre film à voir est Barry Lyndon, film tourné avec pour seul éclairage artificiel des bougies. Un autre article sur ce site propose des vidéos sur la reconstitution d’éclairage théâtral à la chandelle.
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